La séance est ouverte à dix heures vingt.
M. le président Olivier Falorni. Nous recevons à présent M. François Hochereau, chargé de recherche en sociologie, rattaché à l’unité de recherche Sciences en société de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA SenS), et M. Félix Jourdan, sociologue, chargé d’études au sein de l’INRA/ANSES – Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.
Messieurs, vous êtes les auteurs du rapport Abattage et bien-être animal, qui étudie la diffusion dans les abattoirs, du règlement européen 1099/2009 du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort, notamment grâce au Guide de bonnes pratiques pour la maîtrise de la protection animale des bovins à l’abattoir.
Pour les besoins de votre étude, vous avez enquêté dans des établissements d’abattage représentatifs de la diversité des outils français. Vous avez visité vingt et un abattoirs, dont huit abattoirs de proximité, huit semi-industriels et cinq industriels.
Avant de vous donner la parole, je dois vous rappeler que nos auditions sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais vous demander de lever la main droite et de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
(M. François Hochereau et M. Félix Jourdan prêtent successivement serment.)
M. François Hochereau, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Sociologue à l’INRA, j’en suis venu à m’intéresser à la problématique du bien-être animal à travers les questions de construction de la mesure, notamment en matière de relation homme-animal, de docilité et de domestication des animaux. J’ai ainsi intégré AgriBEA, le réseau de l’INRA qui travail sur la question du bien-être animal, et candidaté à l’ANSES pour intégrer le premier groupe de travail consacré au même sujet.
C’est à la suite de la publication des règlements européens, qui s’appliquent partout et dans leur totalité, que l’ANSES s’est penchée sur la question, la Direction générale de l’alimentation (DGAL) l’ayant saisie à plusieurs reprises. Si les premières saisines de la DGAL portaient sur l’abattage rituel, elles se sont étendues à l’abattage en général, qui a fait l’objet d’un guide des bonnes pratiques, que la France est le seul pays à avoir mis en place sous cette forme, sachant que cette formalisation du règlement n° 1099/2009 – qui contient surtout des dispositions cadres, si ce n’est en matière d’évaluation de la perte de conscience animale – n’était pas une obligation mais une recommandation de l’Union européenne.
Je me suis pour ma part intéressé, au sein des abattoirs, aux rapports entre les hommes et les animaux ainsi qu’aux liens existant entre le bien-être animal et l’activité humaine. Je ne vous cache pas que les difficultés ont été nombreuses car, si les polémiques peuvent faire office d’alertes, dans la pratique, elles ferment les portes des abattoirs, et il devient extrêmement compliqué de construire une relation de confiance avec leurs personnels, dans un esprit de progrès et non de contrôle ou de jugement extérieur. Partant, il n’est pas évident pour l’enquêteur d’observer concrètement la réalité derrière ce que l’on veut bien lui montrer.
Pour inscrire mes propos dans un contexte général, je rappellerai qu’il existe une très grande diversité d’abattoirs, que l’on peut regrouper en deux grandes catégories : les abattoirs publics territoriaux et les abattoirs industriels.
Les abattoirs publics sont des abattoirs comme ceux dont les pratiques ont été dénoncées par L214. Il s’agit d’établissements insérés dans un réseau socio-politico-économique assez complexe, dans lequel interviennent des éleveurs comme des élus locaux, à la convergence de problématiques comme la valorisation du territoire ou l’agropastoralisme. Dans ces conditions, l’abattoir, qui assume les fonctions d’un service public, est pris en tenailles entre, d’un côté, l’injonction des actionnaires que sont les professionnels du territoire de ne pas pratiquer des prix trop élevés et, de l’autre, la concurrence, plus ou moins proche, des autres établissements commercialisant de la viande.
Les abattoirs industriels, quant à eux, sont dans une logique d’internalisation des coûts, car il faut savoir qu’un abattoir est avant tout un centre de coûts et que la rentabilité passe par le développement, en aval, d’activités lucratives, qui peuvent aller jusqu’à la vente de produits finis en barquette.
On comprend dès lors que la problématique du bien-être animal ne peut que complexifier l’organisation et la gestion des abattoirs, dans la mesure où tant la protection animale que les mesures de contrôle entraînent des coûts supplémentaires dans un univers où l’on compte déjà au plus juste. Cela étant, des dispositions peuvent être ou ont déjà été mises en place.
Du fait de cette grande diversité, les situations que l’on peut relever à droite ou à gauche ne sont pas toujours généralisables. En tout cas, nous n’avons jamais rien vu de comparable aux images que vous savez, même en allant chercher ce qui se dissimulait derrière les paravents que l’on déployait à notre intention.
M. Félix Jourdan, sociologue, chargé d’études au sein de l’INRA/ANSES. Le bien-être animal au sein d’un abattoir ne peut être considéré dans l’absolu, mais doit être envisagé dans la perspective beaucoup plus large des relations socioprofessionnelles au cœur desquelles il se trouve. Non seulement il procède de la relation entre le travailleur au sein de l’abattoir et l’animal, mais il s’inscrit également dans un processus beaucoup plus long, qui commence dès l’élevage et se poursuit avec le transport. En effet, quand un animal arrive en abattoir, il a accumulé des « traces » et capitalisé parfois de la fatigue ou des blessures, autant de facteurs de « non-conformité » jusqu’alors latents, mais qui vont se cristalliser au moment de l’arrivée à l’abattoir. Ce qui se passe en amont est donc crucial.
Au sein de l’abattoir, le bouvier, chargé de réceptionner les animaux à leur arrivée, est le premier confronté, au-delà de la gestion du bien-être animal, aux conséquences des différents facteurs intervenus au cours de l’élevage et durant le transport, et qui se manifestent par des situations très variables. Dans les petits abattoirs de proximité notamment, il arrive que les éleveurs amènent leurs bêtes en ne tenant pas compte du planning d’abattage fixé au préalable, sans qu’on n’ose leur imposer de contrainte car ils participent au financement de l’abattoir contraint de se moderniser et de se remettre aux normes.
M. François Hochereau. Ce que vient de dire Félix Jourdan vaut aussi pour des abattoirs industriels : même s’il y a une planification, les temps de transport imposés aux bêtes sont beaucoup plus longs.
Il faut savoir qu’avec la rationalisation de la filière, entre 80 et 90 % de l’abattage se fait en Bretagne : c’est là que convergent des animaux de toute la France, voire de l’étranger. Or certains donneurs d’ordre demandent aux bouveries d’évaluer le transport et la gestion du bien-être animal en amont, à des fins de validation de leurs fournisseurs. Se met ainsi en place de manière implicite et informelle une forme de traçabilité qui passe par l’abattoir.
M. le président Olivier Falorni. Dans votre rapport, vous qualifiez l’abattoir de « nœud réglementaire » ; qu’entendez-vous par là, et quelle place tient le bien-être animal dans ce nœud réglementaire ?
En quoi le règlement 1099/2009 a-t-il été innovant et quelles en ont été les conséquences concrètes dans les abattoirs français ?
Quelles différences avez-vous pu constater entre les abattoirs industriels et les abattoirs locaux ?
Vous a-t-il été facile d’enquêter en abattoir ? Le personnel s’est-il montré disposé à s’entretenir avec vous ? Avez-vous eu l’occasion d’échanger et quels enseignements en avez-vous retirés ?
M. Félix Jourdan. Entrer dans les abattoirs n’a pas toujours été facile. Les polémiques autour de leurs pratiques ont engendré une grande méfiance, y compris vis-à-vis des chercheurs qui travaillent dans le cadre de structures officielles. Nous avons eu énormément de difficultés à enquêter, particulièrement avec les gros abattoirs industriels. Les abattoirs locaux nous ont plus facilement ouvert leurs portes.
M. François Hochereau. Les abattoirs industriels ont étroitement participé avec l’Institut de l’élevage à la conception du guide des bonnes pratiques : il est paradoxal que ce soient les établissements les plus impliqués qui, à quelques exceptions près, nous aient fermé leurs portes. Sans doute les abattoirs de proximité obéissent-ils davantage à une logique de service public et d’ouverture. Dans une filière intégrée, on travaille en autonome en surveillant les concurrents internationaux…
M. Félix Jourdan. En ce qui concerne ensuite les échanges avec les différents personnels au sein des abattoirs, le contact a été vraiment bon. Nous avons senti une réelle volonté de témoigner et de montrer, au-delà des images de façade, ce qu’était réellement le travail en abattoir. Sans doute accordaient-ils une attention particulière à leur tâche lorsque nous les observions ; reste que nous avons pu mener des entretiens sincères et observer une grande diversité de situations.
M. François Hochereau. Le concept de nœud réglementaire traduit d’abord l’idée que l’abattoir n’est pas un lieu où l’on tue et on fait les choses n’importe comment : c’est un endroit extrêmement réglementé. Il est important de se souvenir que, historiquement, c’est dans les abattoirs, à Chicago, en 1860, que naît le travail à la chaîne, avec la parcellisation et la rationalisation des tâches : c’est en allant les visiter que Henry Ford cherchera à faire la même chose pour fabriquer ses automobiles. Le taylorisme est né dans les abattoirs. Stéphane Geffroy montre bien dans son livre que c’est encore le cas aujourd’hui. Même si, grâce aux treuils et aux systèmes pneumatiques qui facilitent le maniement et la circulation des animaux et des carcasses, le travail en abattoir n’exige plus la même force physique, le principe reste le même, avec une organisation et des cadences très précises.
La rationalisation du travail s’est effectuée en plusieurs étapes, motivée d’abord par des considérations de marché, puis, très rapidement, par des préoccupations hygiénistes, qui ont conduit à sortir les abattoirs des villes, à en faire des lieux fermés et à encadrer très fortement les pratiques. La pression sanitaire a été le principal vecteur de la modernisation de l’abattage, l’objectif essentiel des contrôles mis en place étant de garantir un état sanitaire optimal des viandes et des animaux.
Cela étant, la préoccupation de la protection animale n’est pas si récente qu’on le croit. On a réellement commencé à s’en préoccuper dans les années quatre-vingt-dix et à modifier le code rural en conséquence ; mais la survenue de la crise de la vache folle a focalisé tous les efforts sur l’amélioration des conditions sanitaires en abattoir et faire passer la question du bien-être animal au second plan des préoccupations de l’inspection vétérinaire, quand bien même certains vétérinaires sont toujours restés sensibles à cet enjeu. À la même époque, une grosse structure privée a d’ailleurs l’idée de mettre en place dans ses abattoirs un audit bien-être animal afin de valoriser l’image de la viande qu’elle vendait.
M. le président Olivier Falorni. Peut-on savoir de quelle entreprise il s’agit ?
M. François Hochereau. Je préfère taire son nom, dans la mesure où il y a du bon et du moins bon dans cette initiative qui répond à un but plus commercial qu’éthique, même si elle s’appuie sur les travaux de Mary Temple Grandin, qu’elle a d’ailleurs en partie financés. Toujours est-il que cela a contribué à sensibiliser les très gros abattoirs à la problématique du bien-être animal, avant même la publication des guides de bonnes pratiques. Là encore, il y a un écart entre les très grosses structures et les petites unités, qui découvrent seulement cette logique d’assurance qualité dans la protection animale.
Dans cet univers très rationalisé qu’est l’abattoir, le bien-être animal ajoute ainsi une couche supplémentaire aux normes très précises qui existent déjà. C’est là que se porte l’attention du public : les enquêtes régulières menées par l’Union européenne montrent que les gens associent bien-être animal à santé de l’animal et santé du consommateur. Si le citoyen est sensible à cette question du bien-être animal, le consommateur, lui, se préoccupe avant tout de la qualité sanitaire des aliments, de leur provenance et donc de leur traçabilité. Le bien-être animal vient bien après – mais tout dépend de la façon dont est posée la question dans ces sondages.
Si j’ai donc parlé de « nœud réglementaire », c’est parce qu’une triple pression en matière de normes s’exerce dans l’abattoir : celle de la réglementation du travail, celle de l’hygiène et celle qui concerne le bien-être animal.
Pour ce qui concerne les conséquences concrètes qu’a eues le règlement 1099/2009 pour les abattoirs, son intérêt majeur a été d’y introduire une obligation de formation pour les salariés. Si l’on avait réfléchi, jusqu’à son entrée en vigueur, aux moyens d’améliorer l’organisation du travail, rien n’était explicitement prévu en matière de formation individuelle des employés. Malgré quelques réticences au départ, du fait du niveau de qualification très variable des personnels, la validation d’un certificat de compétences a été globalement positive, même si l’on peut regretter que, dans la plupart des cas, ces formations soient restées trop théoriques. Certains organismes de formation ont néanmoins su contourner cet écueil en organisant au sein des abattoirs des formations collectives axées sur des démarches didactiques appuyées sur l’analyse et le commentaire de vidéos.
Ces modes d’échange ont été d’autant plus bénéfiques qu’ils ont permis de resserrer les liens entre les salariés dans un contexte marqué par le déclin de l’ancienne solidarité que des conditions de travail physiquement difficiles tissaient entre les employés en favorisant l’entraide.
La sociologie des personnels a évolué : comme le montre le sociologue Séverin Muller dans son ouvrage, À l’abattoir. Travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, des lignes de fracture séparent désormais, au sein de l’abattoir, les anciens des plus jeunes, les personnels techniques qui travaillent à la production des agents chargés du contrôle qualité. Avec cette dichotomie, la répartition des rôles a changé. À une logique du tutorat assumé par les services vétérinaires a succédé la logique de l’assurance qualité, en vertu de laquelle la charge de la preuve incombe à l’abattoir : les relations de confiance parmi le personnel peuvent s’en trouver perturbées. Le guide des bonnes pratiques peut à cet égard présenter un inconvénient s’il devient une sorte de paravent derrière lequel on se réfugie au lieu d’aborder les problèmes de fond : dès lors qu’il est respecté, on n’a rien à dire…
Ce phénomène est d’autant plus prononcé que le contrôle vétérinaire, autrefois exercé par des agents de l’État qu’on appelait vétérinaires inspecteurs est une activité qui s’est considérablement dépréciée, a perdu des effectifs et emploie aujourd’hui, en CDI ou en CDD, une catégorie de salariés qu’on pourrait qualifier de sous-prolétariat vétérinaire. Certes, la DGAL en a pris conscience et réaffecte des administrateurs en abattoirs, mais les vétérinaires que nous avons interrogés nous ont souvent dit qu’ils n’avaient pas toute latitude pour intervenir dans une organisation où prime désormais l’assurance qualité. Il s’agit d’une démarche interne à l’entreprise, prise en charge, au moment de la mise à mort, par le responsable protection animale (RPA), qui va s’appuyer sur le respect de la réglementation en vigueur et le guide de bonnes pratiques, le rôle du vétérinaire se bornant non plus à juger de la qualité des contrôles mais à seulement vérifier qu’ils ont été effectués. Cela m’amène à considérer qu’en définitive, l’évolution de la réglementation a eu des effets ambivalents.
M. Félix Jourdan. Je confirme qu’à un système dans lequel les services vétérinaires jouaient un rôle de soutien technique, en prodiguant le cas échéant des conseils pratiques, a succédé un système dans lequel prévaut désormais une logique de contrôle. Or, qui dit contrôle dit prise de recul, d’où une coopération moindre avec les opérateurs et une plus grande distance entre ces derniers et les vétérinaires.
M. François Hochereau. Aujourd’hui, un vétérinaire ne se prononce plus en amont sur les modifications techniques qu’envisage un abattoir : c’est seulement après qu’il dira si cela va ou pas. Cela s’explique notamment par le fait qu’il n’existe plus de référentiel national, chaque abattoir mettant en place sa propre démarche qualité. C’est d’ailleurs en partie pour en savoir plus sur les procédures d’évaluation des vétérinaires et la position de l’ANSES que les grands abattoirs industriels ont consenti à nous recevoir, alors qu’il s’agissait davantage pour les petits abattoirs et les abattoirs de taille moyenne de s’informer ou de glaner des renseignements sur la concurrence.
Il faut dire ici un mot de la gestion des incidents, qui peuvent affecter l’évaluation du bien-être animal. On s’est beaucoup focalisé, dans l’usage qui a été fait des guides de bonnes pratiques, sur les fiches KOOK, qui sont des fiches de procédure, dont la mise en œuvre n’a guère posé de problème. En cas d’incident en revanche – et cela arrive fréquemment car un animal est un être vivant qui peut se blesser ou mal réagir –, c’est la panique et tout le monde souffre : les animaux, les hommes, l’organisation. Ce qui intéressait le plus les RPA dans la formation, c’était d’échanger avec les autres RPA pour savoir comment ils géraient ces situations-là. Si des abattoirs se sont modernisés pour minimiser les risques d’accidents, ce n’est pas le cas de bon nombre d’entre eux, dans lesquels le rapport quotidien entre l’homme et l’animal reste dangereux et susceptible de mal tourner. Les dérives surviennent alors moins parce que les opérateurs sont fatigués que parce qu’ils sont dépassés par la situation. La question de la gestion des incidents se pose notamment dans le rapport d’évaluation des éléments de bien-être animal.
Se pose notamment le problème des animaux qui sont déchargés la nuit, sur décision du transporteur qui a planifié ainsi la rotation de ses camions, en l’absence du vétérinaire ou du RPA : il n’y a plus de passage de relais. D’où, dans certains abattoirs, l’installation de caméras sur les quais de débarquement, qui permettent de vérifier, dans le cas d’un animal blessé, s’il l’était déjà lorsque le transporteur l’a déchargé.
Face à un animal en souffrance, il est compliqué pour le RPA de prendre la bonne décision : ne pas l’abattre peut lui valoir un procès-verbal de la part du vétérinaire qui l’accusera de l’avoir laissé souffrir ; l’abattre l’expose à une mise en accusation de la part du propriétaire de l’animal, qui lui reprochera d’avoir tué sans raison un animal en bonne santé. C’est toute la question de l’imputation de la responsabilité.
M. Félix Jourdan. Le règlement européen de 2009 a été mis en application à partir de 2010, soit il y a six ans. Le recul que nous avons est à peine suffisant car cela a impliqué, notamment pour les petits abattoirs, la mise en œuvre de dispositifs lourds et complexes, la logique de l’assurance qualité impliquant notamment que l’établissement possède déjà un service qualité structuré et susceptible de traduire en mesures concrètes sur le terrain le guide des bonnes pratiques.
Ce qui est d’ores et déjà tangible quoi qu’il en soit, c’est que la nouvelle réglementation a contribué à sensibiliser les professionnels à la question du bien-être animal, qui avait déjà fait l’objet d’un arrêté de 1997, dont la portée avait malheureusement été réduite par la crise de la vache folle. Avec le règlement 1099/2009, la protection animale est remise au cœur du dispositif, avec cette idée qu’il faut en tenir compte non seulement dans les situations de routine mais aussi dans les procédures de gestion de l’incertitude.
M. François Hochereau. Il faut insister ici sur la question de la formation, sachant que nous avons mené notre enquête peu de temps après la mise en œuvre du règlement et que, tandis que les gros abattoirs venaient tout juste de former leur personnel, les petits abattoirs, eux, en étaient encore dans la phase de réflexion.
Si l’on se réfère aux trois abattoirs qui ont été dénoncés par L214 et à ce que montrent les vidéos d’épisodes de maltraitance ou de malfaisance, il apparaît que, dans le premier cas, elles sont totalement incompréhensibles : malgré une situation de surcharge ponctuelle, le personnel ne semble pas en situation de stress et tout semble fonctionner normalement ; et pourtant on assiste à des actes de maltraitance et même de malfaisance. Dans le deuxième cas, il s’agit d’un tout petit abattoir où, malgré d’excellents équipements, le travail est organisé en dépit du bon sens : c’est du n’importe quoi. Qui plus est, l’aménagement n’a pas été prévu pour gérer un petit nombre d’animaux appartenant à des espèces différentes. D’où le pétage de plombs. Dans le dernier cas enfin, il apparaît clairement qu’il s’agit d’un problème de formation, notamment du sacrificateur.
Nous touchons ici à un vrai point d’achoppement dans la question du bien-être animal à l’abattoir. La technique de l’abattage rituel exige un geste très sûr ; or, s’il y a des sacrificateurs extrêmement compétents d’autres, au contraire, se distinguent par une totale incompétence, ce qui s’explique par le fait que l’agrément accordé au sacrificateur l’est sur des critères religieux et non sur des critères techniques.
Deux arrêtés de décembre 2011 et juillet 2012 imposent pourtant que les sacrificateurs aient reçu une formation mais, dans la réalité, la question de leurs compétences reste très largement dépendante des autorités religieuses. Or il n’y a chez les musulmans ni clergé ni hiérarchie capable d’organiser et de garantir la maîtrise des aptitudes nécessaires aux sacrificateurs, si bien que les plus compétents d’entre eux appartiennent à une société privée, qui les salarie et a précisément fondé son image de marque sur le savoir-faire de ses employés.
Du côté du Consistoire juif en revanche, les choses sont structurées et organisées depuis fort longtemps, et les sacrificateurs ont reçu une formation technique. La plupart des sacrificateurs ont leur propre valise de matériel, car il est essentiel, comme le rappelait Stéphane Geffroy, de posséder son propre couteau, qui doit être bien aiguisé. Un sacrificateur qui se présente sans son couteau, c’est anormal, d’autant que les animaux tués selon le rite halal bougent beaucoup plus que lorsqu’ils sont étourdis, même s’il n’est pas toujours évident de discerner s’il s’agit d’un mouvement conscient ou d’un spasme nerveux.
Il ne s’agit pas ici de stigmatiser cette pratique et, au cours de nos entretiens, nous avons eu de nombreux témoignages confirmant que certains sacrificateurs opéraient parfaitement, qu’un seul coup de couteau leur suffisait. D’autres au contraire doivent s’y reprendre cinq à six fois, et laissent l’animal agoniser dans des conditions qui choqueraient même les plus pratiquants. Nous avons vu des stagiaires horrifiés du spectacle qu’ils découvraient dans l’abattoir, alors qu’ils consomment du rituel…
J’en reviens donc à la formation qui doit être l’occasion, pour pallier la perte de solidarité, de recréer des moments d’échange entre le bouvier, l’abatteur, l’étourdisseur, voire l’accrocheur. Ils manipulent tous des animaux vivants, en tout cas qui réagissent ; or ils ne se parlent pas. Le dialogue est en général plus fréquent dans les petits abattoirs, a fortiori si le responsable a une expérience de la chaîne, et rien n’interdit de l’appuyer sur des analyses de vidéos – y compris des extraits qui ne montrent aucun problème –, les quelques expériences menées ayant montré que cela était toujours très bénéfique, entre deux cycles de formation, qui n’ont lieu, pour les personnels, que tous les cinq ans. Il me semble enfin indispensable de toujours relier la question du bien-être animal à celle de la protection du travailleur et à celle de l’inscription de la bête et de l’homme dans l’espace et dans le cycle de l’abattoir.
M. Félix Jourdan. Je pense en effet que se focaliser uniquement sur le bien-être animal peut avoir des effets pervers. Je conçois que l’on puisse être choqué en pénétrant dans un abattoir, puisque c’est un lieu de mise à mort, et que nos modes de vie modernes nous ont éloignés – les citadins en particulier – de cette réalité paysanne. Pourtant, le bien-être n’y concerne pas que l’animal. Certes, il est important, dans la « tuerie », ainsi que Stéphane Geffroy nomme la zone d’abattage, de réfléchir à la meilleure façon de positionner le pistolet pour éviter toute souffrance inutile à l’animal, mais bien d’autres questions se posent qui concernent la sécurité des opérateurs et les risques auxquels ils sont exposés. À trop se concentrer sur le bien être animal, on risque de générer de la frustration chez les travailleurs des abattoirs, qui passent leurs journées dans le sang, depuis tôt le matin jusqu’à tard le soir. Il est donc essentiel de ne pas opposer l’homme à l’animal mais de travailler à une forme de convergence de leurs bien-être respectifs.
M. Thierry Lazaro. Pour ce qui concerne la protection animale, le poste d’abattage est l’étape ultime d’un parcours qui commence dès la naissance à la ferme et qui passe notamment par le transport de la bête jusqu’à l’abattoir. Vous évoquez dans votre rapport le rôle essentiel du bouvier qui, dans les abattoirs de petite ou moyenne envergure, peut accompagner l’animal depuis sa réception – où il lui faudra, le cas échéant, calmer un chauffeur un peu « vif » ou négligent – jusqu’au poste d’étourdissement. En d’autres termes, c’est à lui qu’incombe la tâche d’« aimer » l’animal jusqu’à ses derniers instants. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce poste éminemment important dans la chaîne d’abattage ?
Vous soulignez également que les vétérinaires, qui arrivent en abattoir à l’issue de parcours très divers peuvent avoir une appréhension très différente de la souffrance animale, laquelle reste très difficile de mesurer avec exactitude, et qu’ils sont pour cette raison très demandeurs de données objectives leur permettant de disposer d’un référentiel commun. Quel est votre sentiment sur cette question ?
Enfin, en ce qui concerne le guide des bonnes pratiques, pouvez-vous préciser la distinction que vous établissez entre les petits abattoirs qui semblent avoir quelque difficulté à le mettre en application et les grands abattoirs où il a d’emblée pu trouver sa place dans le process industriel ?
Mme Françoise Dubois. Toutes nos auditions ont confirmé que la formation était le point faible de l’abattage en France. On ne choisit pas d’être abatteur comme l’on choisit d’être mécanicien ; on le devient souvent par hasard, pour échapper au chômage et à la crise économique. Il n’existe donc pas de formation professionnelle en amont. Cela explique pour beaucoup, comme M. Geffroy nous l’a expliqué, l’important turn over chez les jeunes et la disparition de la solidarité parmi les équipes. C’est d’autant plus dommageable qu’il est prouvé que le bien-être animal est très lié au bien-être humain. Je pense donc que le certificat de compétences décerné aux abatteurs est une bonne chose, un élément sécurisant et rassurant qu’il est indispensable de bien encadrer.
M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Ne pensez-vous pas qu’il serait souhaitable que l’abattoir salarie les sacrificateurs ? Cela permettrait en effet le partage de la responsabilité entre, d’une part, le certificateur religieux, et, d’autre part, l’employeur.
Il est difficile d’engager une démarche de progrès sans se parler. Pensez-vous qu’il serait possible de mettre en place auprès des abattoirs une forme de commission locale d’information et de sécurité, qui permettrait d’améliorer la communication au sein de l’établissement mais également avec les acteurs extérieurs, associations de consommateurs et élus ?
Vous situez l’origine du taylorisme dans les abattoirs. Où en est-on aujourd’hui ? Sont-ils toujours le lieu d’une réflexion sur la robotisation, l’intégration des tâches et le travailleur « augmenté », dans la perspective d’une nouvelle organisation du travail ?
M. Félix Jourdan. Le bouvier joue en effet un rôle fondamental, et les critères de recrutement ne sont pas les mêmes que pour un opérateur qui travaille sur la chaîne ou au poste d’abattage, à des tâches plus ingrates et faiblement valorisées. Le bouvier en revanche assume une multitude de rôles, notamment en relation avec l’extérieur. En ce sens, c’est un métier potentiellement valorisant.
M. François Hochereau. Le bouvier est le seul à ne pas être assujetti à la chaîne. Sa seule contrainte est qu’il arrive sur le site vers quatre heures du matin, tandis que la chaîne ne démarre qu’à six heures ; en dehors de cela, il gère son travail en relative autonomie. C’est un poste sur lequel il n’y a guère de difficultés de recrutement, à la différence des postes liés à la chaîne d’abattage, d’autant que notre société a connu une rupture sociologique et que, contrairement à il y a trente ans, les jeunes aujourd’hui ne sont plus familiers de la manière dont on tue les animaux à la ferme.
M. Félix Jourdan. Le risque est qu’il soit de plus en plus difficile de recruter des opérateurs motivés pour travailler sur les chaînes d’abattage. Qui, en effet, peut avoir envie de travailler à la tuerie ? Lorsqu’un jeune y va, c’est souvent un choix par défaut. Les bouviers en revanche ont généralement une expérience dans l’élevage ; ce sont des enfants d’agriculteurs, ou d’anciens bergers. Tout l’enjeu est donc de rapprocher et de mieux coordonner ces différents métiers, souvent isolés les uns des autres au sein de l’abattoir, en particulier pour ceux qui sont dans la zone d’abattage.
M. François Hochereau. Le critère primordial pour recruter un bouvier est d’ordre psychologique : avant même d’avoir une expérience dans l’élevage, il faut être quelqu’un de calme. Les abattoirs en effet ne veulent pas de problèmes avec les animaux vivants.
Les métiers de la chaîne, eux, sont, pour certains, des métiers techniques et l’on pourra trouver des jeunes, titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) boucher, plutôt contents de travailler au découpage : il n’est pas évident de découper la juste proportion de gras sur une carcasse. En revanche, personne ne veut aller ni à l’accrochage ni à la tuerie, d’autant que ce sont des postes dangereux.
Quant à la formation, l’idéal serait de mettre en place des filières d’apprentissage qui restent ouvertes, laissant aux apprentis la possibilité de se réorienter. Dans cette optique, on pourrait envisager d’intégrer dans le CAP boucher une option abattage, sachant cependant que la filière boucherie connaît déjà des difficultés de recrutement.
Cela étant, un jeune n’est jamais lâché d’emblée seul sur la chaîne. Les abattoirs pratiquent le tutorat, ce qui peut leur coûter très cher, car, souvent, le jeune qu’ils ont formé en binôme pendant plusieurs mois choisit de ne pas rester.
M. Félix Jourdan. C’est l’un des effets pervers de la réglementation, qui impose un certificat de compétences en matière de protection animale. L’abattoir devra ainsi payer et l’opérateur et sa formation, sans aucune garantie qu’il reste salarié chez lui.
M. François Hochereau. En ce qui concerne les sacrificateurs, j’ai dit que, selon moi, c’était un problème majeur, en dehors de toute considération d’ordre politique ou religieux. Les fatwas indiquent certes qu’il faut respecter l’animal, réciter une prière et prendre son temps ; mais lorsque l’on observe les sacrificateurs en situation, on n’a pas toujours l’impression que c’est le cas… Ce qui est flagrant en revanche, c’est la différence de compétences de l’un à l’autre sur un poste qui nécessite pourtant beaucoup de technicité, un geste ferme et solide, sur un animal qui se débat et qu’il faut pouvoir maintenir en place.
Se pose ici la question du box rotatif. L’Angleterre a imposé que l’animal soit tué debout, mais une communauté – je ne la citerai pas pour ne stigmatiser personne – est totalement hostile à tout aménagement. Mary Temple Grandin a pourtant démontré qu’il était préférable qu’un animal ne soit pas tué la tête en bas. Vient ensuite la question de l’étourdissement pré- ou post mortem qui, là encore, rencontre l’opposition de certaines communautés religieuses. Au-delà donc de toutes ces techniques, il importe surtout que religieux et politiques se mettent autour de la table pour s’entendre sur les exigences requises en matière de formation des sacrificateurs. Cela vaut également pour l’abattage casher, même si celui-ci est mieux organisé. La grande différence avec l’abattage halal, c’est que le rabbin opère de manière moins intégrée dans la chaîne : on « loue » en quelque sort l’abattoir pour y pratiquer son rite, et l’abattoir reprend ensuite son activité normale. Par ailleurs, la viande casher est vendue beaucoup plus chère que la viande halal, ce qui permet de financer les coûts supportés par l’abattoir. La viande halal à l’inverse sert de marché de dégagement pour les abattoirs, qui peuvent vendre alternativement du halal et du conventionnel, même si la réglementation interdit désormais de mélanger les chaînes. Reste que l’abattoir qui produit du halal le vend au même prix que la viande conventionnelle alors que c’est un processus de production plus coûteux.
Quant à salarier les sacrificateurs, une mosquée a fait une tentative en ce sens mais ce n’est pas réellement à elles de le faire.
M. le rapporteur. Je parlais de sacrificateurs salariés par les abattoirs.
M. François Hochereau. Beaucoup de sacrificateurs sont salariés par les abattoirs, ce qui peut aboutir à des situations complexes, car, dans le même temps ces sacrificateurs peuvent se voir imposer de pratiquer un étourdissement ante mortem, tout en ayant le pouvoir de décréter que la viande n’est pas halal. Que ce soit un organisme certifié ou l’abattoir qui salarie le sacrificateur, l’un comme l’autre ont donc leur mot à dire : d’où la nécessité que les institutions religieuses veillent, en lien avec les pouvoirs publics, à ce que les sacrificateurs qui ont reçu l’agrément maîtrisent bien les compétences techniques requises. Il existe des sacrificateurs très compétents ; ils devraient pouvoir former les autres.
Quant aux commissions locales, c’est une bonne idée pour les abattoirs de proximité intégrés dans le tissu territorial, car elles ne peuvent que favoriser les échanges. Reste la question des gros abattoirs industriels. C’est autre chose…
M. le rapporteur. Ces commissions existent pour les centrales nucléaires, réputées pour leur esprit d’ouverture…
M. François Hochereau. Les gros abattoirs privilégient le dialogue avec les autres unités du groupe. Par rapport au territoire, ils sont des pourvoyeurs d’emplois, ce qui leur donne évidemment un moyen de pression, à l’inverse de l’abattoir de proximité qui, lui, tire ses financements du territoire dans lequel il s’inscrit.
M. le président Olivier Falorni. Dans ce cas, ces commissions locales doivent être obligatoires.
M. François Hochereau. Certes, mais les uns et les autres doivent retirer un bénéfice de la mise en place de ces commissions, sinon l’obligation restera purement de façade.
M. le rapporteur. Ma référence est les instances de dialogue que la loi oblige à mettre en place auprès des centrales nucléaires et des installations classées, avec cette idée que du dialogue avec l’extérieur peut naître un dialogue interne à l’entreprise.
D’ailleurs, vous a-t-on souvent opposé le secret des affaires ?
M. François Hochereau. Oui, pour ce qui est des coûts et des prix.
M. le président Olivier Falorni. Nous avons remarqué que c’était compliqué !
M. François Hochereau. Les abattoirs publics, qui font de la prestation de service, peuvent afficher leurs prix mais, pour les gros abattoirs privés, ce sont des données beaucoup plus compliquées à obtenir. J’ai d’ailleurs remarqué que vous n’aviez pas auditionné de grosses structures.
M. le président Olivier Falorni. Il est prévu que nous auditionnons M. Bigard.
M. François Hochereau. Le groupe Bigard a fait accréditer son centre de formation interne. Cela peut offrir quelques avantages pour le groupe, mais cela ne favorise pas les échanges avec l’extérieur. Or les formations où ces échanges sont possibles sont les plus enrichissantes, plus que les séquences un peu « Powerpoint » que j’ai vues chez Bigard.
Enfin, pour ce qui concerne le taylorisme et l’organisation du travail, ne perdons pas de vue qu’il n’est pas question ici d’automobiles mais d’animaux. Il se développe des logiciels de reconnaissance des formes, il existe des outils d’évaluation de la qualité des viandes, mais il faut en général une intervention humaine en dernier recours, car leur fonctionnement est loin d’être parfait.
M. le rapporteur. Qu’en est-il en matière de réintégration des tâches ? Je sais que, dans certaines usines automobiles, au lieu de segmenter la chaîne, on confie au même opérateur plusieurs tâches afin de le responsabiliser et de l’impliquer davantage dans le résultat final.
M. François Hochereau. C’est en effet imaginable. Je préconise pour ma part de favoriser au maximum les micro-solidarités le long de la chaîne, ce qui revient à imaginer qu’une petite équipe puisse se voir confier plusieurs tâches sur une portion de la chaîne : les employés peuvent ainsi se remplacer les uns les autres plus facilement. Il s’agit, selon moi, d’une option préférable au développement d’une polyvalence générale, dans lequel l’affectation du salarié est décidée en fonction des situations, et totalement déconnectée de la dimension collective du travail. Il est très important d’essayer de reconstituer des collectifs de travail.
M. le président Olivier Falorni. Messieurs, il me reste à vous remercier.
La séance est levée à onze heures trente.
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Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français
Réunion du jeudi 9 juin 2016 à 10 h 15
Présents. - Mme Laurence Abeille, Mme Sylviane Alaux, M. Jean-Yves Caullet, Mme Françoise Dubois, M. Olivier Falorni, M. Thierry Lazaro
Excusés. - M. François Rochebloine, M. Arnaud Viala, Mme Paola Zanetti